C’est sans aucun regret que Song Ki avait quitté la serre de botanique, lorsque la sonnerie annonçant la fin des cours avait fait retentir son timbre salvateur. Il n’avait jamais apprécié la botanique. Toutes ces plantes, elles avaient beau avoir des capacités des plus intéressantes pour certaines, aux yeux du jeune homme elles restaient de simples bouts de verdure ennuyants à mourir. De ce fait, il avait toujours accompli chaque exercice demandé sans pour autant ressentir un quelconque enthousiasme. Il ne se moquait même pas des plantes parfois un peu mal foutues qu’ils étudiaient, parce qu’il ne leur portait tellement pas d’intérêt qu’il ne se fatiguait pas à faire des choses si futiles. Et puis quand il voyait comment certains crétins se faisaient mordre/piquer/étrangler/empoisonner après avoir insulté leur sujet d’étude… il préférait éviter, n’étant pas franchement maso.
Mais là… ç’avait été la motte de terre qui avait fait déborder le pot de fleur. Ce foutu géranium dentu lui avait presque arraché le doigt ! Enfin, Song Ki en rajoutait un peu, parce que quand on sait que ce type de géranium ne se nourrit essentiellement que de papillons, on peu aisément en déduire que les petites crocs bordant leurs pétales sont quasiment inoffensives, du moins pour quelque chose d’aussi « consistant » qu’un doigt. Seulement, le sixième année n’avait pas franchement apprécié de se faire croquer le doigt. C’est vrai qu’il devait avoir l’air fort appétissant et le jeune homme compatissait envers ce sentiment de désir insatiable que cette plante devait ressentir pour lui – comme tant d’autres d’ailleurs – mais la douleur, la surprise et le fait qu’elle ne lui ait pas demandé la permission avant de le goûter, lui avaient coûté une insulte bien sentie et un vol plané au travers de la serre.
Comme si avoir une marque de dents ensanglantée sur le doigt ne suffisait pas, leur professeur de botanique – qui était alors en train de s’extasier devant le flacon de Gying qu’un élève venait d’extraire de son géranium – s’était pris de plein fouet la fleur carnivore et un peu trop gourmande dans la figure. Résultat ? Une heure de retenue et un pansement rose parfaitement ridicule autour du doigt. La totale. Song Ki était tellement en rogne en sortant de cours qu’il en avait arraché son pansement avant de pousser un petit cri de douleur, sous le rire de ses amis parfaitement insensibles à son désespoir. D’ailleurs, il avait habilement esquivé leur proposition, pourtant amusante, d’aller se paumer un coup dans le labyrinthe, afin de s’isoler un peu dans l’atrium ensoleillé. Ils n’avaient pas insisté, sachant pertinemment que lorsque Nahm Song Ki était de mauvaise humeur il fallait le laisser tranquille, sous peine de se prendre sa baguette dans les fesses. Et trente-huit centimètres de baguette… c’était une chose à éviter.

L’atrium… Le jeune homme y allait souvent ces derniers temps. Il aimait bien passer un peu de temps allongé sur l’herbe avec Litchee lové sur son estomac, mais il y avait aussi une raison stratégique au choix de ce lieu. Parce que Song Ki n’était absolument pas du genre à s’émerveiller sur de la verdure – surtout après ce que ce géranium àlacon lui avait fait subir – ce n’était pas pour profiter de la vue des fleurs qu’il venait là. Il avait en effet remarqué à plusieurs reprises que Sachiko passait régulièrement par l’atrium et il n’attendait qu’une chose : la coincer pour pouvoir une fois de plus la faire tourner en bourrique. Matsuo Sachiko, en cinquième année ; un joli brin de fille pour laquelle il aurait pu ressentir de l’empathie. Mais voilà, s’attendrir sur quelque chose ou sur quelqu’un ce n’était pas dans ses habitudes et la jeune fille avait ce petit plus, qui faisait qu’il avait irrémédiablement envie de l’embêter : une sacrée force de caractère. Cela faisait déjà quelques semaines qu’il l’avait, pour ainsi dire, sous sa coupe depuis qu’il savait son petit secret et il ne se lassait pas de la voir perdre son sang froid comme à chaque fois qu’il la poussait à bout.
Aujourd’hui cependant, Song Ki n’irait pas l’aborder s’il l’apercevait dans le parc intérieur. Non, il avait mis au point une véritable torture psychique qu’il allait entretenir durant au moins deux ou trois jours : leurs regards se croiseraient, il sourirait en contemplant le visage de la japonaise se décomposer tandis qu’elle se demanderait avec inquiétude « Oh non, va-t-il venir me faire chanter alors que je suis avec mes amies ? ». Par la suite, l’ineo pourrait toujours continuer à la faire stresser en faisant semblant de se diriger vers elle, pour ensuite passer simplement à côté.
Le jeune homme était aux anges rien qu’en s’imaginant la scène et il était évident que si sa proie favorite ne passait pas par l’atrium il serait plus que déçu, voire carrément énervé. Avec les péripéties du cours précédent, il avait grand besoin de se calmer les nerfs et jouer avec ceux de Sachi lui semblait la meilleure solution.
Impatient – bien mauvais état d’âme lorsqu’on se prépare à guetter quelqu’un qui peut arriver à n’importe quel moment – il choisit cette fois-ci de s’assoir au pied d’un arbre, après avoir plusieurs fois vérifié que celui-ci était bel et bien inoffensif. Son écureuil terrestre, qui devait avoir batifolé toute l’après-midi dans l’herbe, ne tarda pas à se jeter littéralement sur lui comme s’il n’avait pas été câliné depuis des lustres. Esquissant un sourire, Song Ki caressa le petit animal qui reniflait avec curiosité la blessure, qui avait cessé de saigner, sur sa main libre. Ce court instant, qui serait probablement le seul rayon de soleil de sa journée hautement merdique, fut cependant interrompu par une voix vibrante de colère qui cria son nom à travers l’atrium.
Litchee eu la peur de sa vie et, tout en sursautant, ses griffes se plantèrent instinctivement dans le doigt blessé de son maitre – le faisant saigner à nouveau – avant de se cacher derrière l’arbre, les poils tout hérissés.
Poussant un juron des plus… élégants, le jeune homme porta son index amoché à ses lèvres et se tourna vers le coupable de cette catastrophe avec un regard noir. Il ne voyait rien avec ce stupide soleil factice dans les yeux, mais celui ou celle qui se dirigeait à grands pas vers lui allait passer un sale quart d'heure.

Aimez-vous les contes, les contes d’Orient ? Song Ki, lui, avait déniché tout un coffre de livres de contes, bien cachés dans son gigantesque grenier. Ils avaient probablement appartenu à un de ses ancêtres, ayant cultivé en cachette une dévorante passion pour ces histoires moldues. En tout cas, le jeune homme s’était bien gardé de signaler sa découverte à ses parents – qui se seraient alors empressés de tout jeter au feu – et, plein de curiosité, il avait déjà dévoré quelques-uns de ces vieux livres qu'il avait tout simplement adorés. Ça lui prenait du temps, parce que beaucoup de mots d’origine purement moldu lui étaient parfaitement inconnus et troublaient l’avancée de sa lecture. Mais il s’était fait emporté par le tourbillon des saveurs et des arômes de cet univers coloré et ne désespérait pas d’apprendre un jour ce qu’était qu’un vizir, entre autres. D’ailleurs… Connaissez-vous le conte du loukoum à la pistache ?

Il était une fois, en Orient, un Grand Vizir qui était jalousé de tous, pour la simple et bonne raison que le Roi n’écoutait que lui et ne prenait jamais de décision sans son bon conseil tant il était avisé. Les autres vizirs montèrent alors un complot contre lui et, jour et nuit, ne cessèrent de raconter des calomnies à son compte à propos de sa fidélité au Roi.
Or, un jour, alors que le Grand Vizir prenait son bain au hammam, la bague précieuse que lui avait offerte le Roi glissa de son doigt à cause du savon et tomba dans l’eau du bain. Il y eu alors un étrange phénomène : au lieu de sombrer dans les profondeurs de l’eau, le bijou resta à la surface et le Grand Vizir, interloqué, eu un éclair de compréhension qui traversa son regard. Il récupéra vite sa bague, sorti du hammam en courant et, arrivant à sa riche maison, appela sa femme, ses enfants et ses serviteurs et leur ordonna de partir se mettre à l’abri dans le royaume voisin – dont le seigneur était son cousin – avec tout ses biens. Une fois tout ce petit monde évacué, il se retrouva seul, en compagnie d’un vieux serviteur qui n’avait pas voulu le quitter, assis sur un vieux tapis troué.

Il attendit huit jours, au bout desquels on frappa à sa porte. C’était des officiers de la garde royale qui étaient venus pour l’arrêter, sur l’ordre du Roi. Il fut trainé aux pieds de ce dernier qui, l’accusant de haute trahison, le fit enfermer au quatrième sous-sol. Pas au premier, avec les prisonniers politiques, pas au second avec les droits communs, ni au troisième avec les fous. Non, au quatrième, là où il n’y avait que le salpêtre, l’humidité, les crachats et une vielle paillasse pourrie puant la pisse ; mais ce n’était pas ça qui était le pire ; la promiscuité avec un geôlier pervers qui le regardait comme ça ; mais ce n’était pas ça qui était le pire ; avec les rats et les cafards pour seuls compagnons ; mais ce n’était pas ça qui était le pire. Vous voulez savoir, ce qui était le pire ? Le pire était que, au fond de sa cellule toute décrépie, il avait une envie terrible de manger… un loukoum à la pistache.
L’idée lui était venue comme ça et il ne pu s’en défaire. Tout dans sa cellule lui rappelait le loukoum à la pistache. Le salpêtre blanc, par exemple, comme le sucre glace sur le loukoum ! Les crottes de rats, oblongues comme des pistaches ! Les auréoles d’urine, vertes, comme la couleur du loukoum à la pistache ! Pendant sept ans il demanda chaque jour à son geôlier « Toi qui vas dehors, pourrais-tu me ramener un loukoum à la pistache ? », et celui-ci prenait un malin plaisir à lui répondre par la négative. Un jour cependant, il céda et fini par lui amener le précieux sésame, accompagné de l’écuelle habituelle du rata de la prison.
Le Grand Vizir réfléchit alors : il avait tellement faim, que manger seulement le loukoum ne lui suffirait pas. Il était donc obligé de manger un peu de rata de la prison pour ne pas mourir de faim. Seulement, il y a deux écoles dans la vie : ceux qui mangent le meilleur d’abord et ceux qui gardent le meilleur pour la fin. Il se fit la réflexion que, s’il mangeait le loukoum en premier, le goût effroyable du rata écraserait ensuite celui du loukoum, alors que s’il mangeait le loukoum après, il en garderait le goût toute l’après-midi.
Il posa donc son précieux loukoum sur la paillasse à côté de lui et, ne le quittant pas des yeux, le regardant amoureusement, il commença à manger son rata, sans même faire plus faire attention à son horrible goût.
C’est alors qu’un rat se rua sur son loukoum pour s’en saisir. Sa patte s’enfonça dans la pâte molle de la sucrerie et il essaya de se dégager avec son autre patte qui s’enfonça elle aussi. Perdant l’équilibre, il fit un roulé-boulé et écrasa le loukoum à la pistache de tout son poids. Complètement terrifié, il finit par se vider la vessie sur le loukoum, finissant ainsi de le rendre parfaitement immonde. Quand le Grand Vizir vit ça, un grand sourire éclaira son visage et il demanda à voir le vieux serviteur qui était resté dans le royaume et lui ordonna de rappeler tous les gens de sa maison.

Huit jours plus tard, il fut libéré et le Roi se répandit en excuses :
« - Mon ami, unissons nos familles ! Que toujours tes enfants soient les vizirs de mes enfants ! Pardonne-moi... Accepte cette robe d’honneur, cette somme - je sais que cela ne remplace pas la liberté que je t’ai prise… ».

Le Grand Vizir s’inclina et rentra chez-lui pour retrouver sa maison où une grande fête avait été préparée. Une fête pour la lumière, une fête pour la liberté, une fête avec sa femme, ses enfants, ses amis, dans son jardin sous le soleil, la chaleur et le vent.
Au cours de cette fête, ses amis s'exclamèrent :
« - C’est extraordinaire, huit jours avant que tu tombes en disgrâce, c’est comme si tu l’avais su, tu as mis tes biens de côté, tu as protégé ta femme, les gens de ta maison ; c’est étonnant. Et huit jours avant que tu ne remontes en grâce, c’est aussi comme si tu l’avais su, et tu leur as fait signe de revenir. »
Le vizir leur répondit alors :
« - Oh, ce n’est pas difficile : quand j’étais dans le hammam et que j’ai vu ma bague qui restait à la surface de l’eau, je me suis dit : ‘Ça c’est de la chance ! Plus de chance que ça ? Il n’y a pas. Ma chance est au sommet de la courbe, maintenant, elle ne peut que descendre !’ Et je me suis préparé à la descente ! Quand, après sept ans de désir de loukoum à la pistache, j’ai vu qu’on m’amenait enfin un loukoum mais qu’un rat venait et le rendait immonde, je me suis dit : ‘C’est la fin ! C’est le fond ! Je ne peux que remonter !’ Et je me suis préparé à la remontée ! ». Voilà toute l’histoire.

Et bien, pour le jeune sorcier, c’était pareil. Qui aurait cru qu’après avoir eu une panne de réveil, être arrivé en retard en cours de métamorphose – avec la marque de son coussin sur la figure – en faisant ainsi perdre plusieurs points à sa maison, s’être quasiment fait arracher le doigt par un Géranium Dentu vorace et avoir écopé d’un heure de retenue, son lot de misère ne s’arrêterait pas sur une note joyeuse et agréable telle qu’un bon gros câlin avec son écureuil préféré ? Certainement pas Song Ki qui, même s’il n’avait jamais vu de loukoum à la pistache, ni de hammam, estimait avoir eu sa dose de malchance au moins jusqu’au mois prochain. Mais le destin, quant à lui, décida qu’il n’était pas assez au fond du trou et lui envoya folle furieuse – déduit-il à l’approche de la silhouette – en guise de ‘cerise sur le gâteau’ ou plutôt de ‘gâteau sur la cerise’ tant qu’il se sentait écrasé par les événements de la journée.
La silhouette arriva en face de lui et le poussa contre l’arbre qui lui avait servi de parasol quelques secondes auparavant. Autant vous le dire tout de suite, elle n’avait pas beaucoup de force dans les bras la p’tite nénette. Ce fut presque avec une courtoisie exagérée qu’il laissa son dos heurter le tronc de l’arbre, l’air toujours aussi dédaigneux. Oh, elle n’allait pas l’ennuyer longtemps.

- Tss...Tu es pathétique...Tu n'as rien d'autres à faire que d'embêter Sachiko ? Tu t'ennuie tant que ça dans ta pauvre et misérable petite vie d'enfant pourri gâté ?

Prenant l’air vaguement intéressé par ce qu’elle disait, il retira sa blessure de ses lèvres qu’il lécha pour enlever d’éventuelles traces de sang. Puis, avec une douceur extrême, la regardant avec intensité, il saisit la jeune femme par les épaules et… la décala de quelques centimètres, de façon à ce qu’elle protège ses yeux délicats du soleil. Malgré le contre-jour, il pu ainsi distinguer son visage, qui ne lui dit d’ailleurs pas grand-chose. Cela l’intrigua, car ils devaient probablement avoir le même âge et donc avoir au moins un cours, voire deux, en commun. Une deuxième chose l’intrigua : Sachiko, elle connaissait donc Sachiko ? Il jeta un coup d’œil aux alentours, et adressa un grand sourire à la japonaise qu’il vit légèrement pâlir à quelques mètres de là. Elle semblait partagée entre l’envie de s’enfuir et celui d’aller empêcher son amie de commettre quelque chose d’irréparable. Il vit un chat sortir du sac de l’inconnue qui lui faisait face, et il dû se retenir d’éclater de rire en l’entendant feuler comme s’il allait l’attaquer (au point où il en était, il n’en était pas à une griffure près).

- Embêter Sachiko ? demanda-t-il enfin à la jeune femme. Quelle idée saugrenue, Sachi et moi nous entendons parfaitement, n’est-ce pas Sachi ? ajouta-t-il en haussant la voix pour que la yunikon les entende.

Celle-ci secoua affirmativement la tête et, même si ses yeux disaient clairement le contraire, Song Ki fut satisfait et eu un sourire éblouissant en se retournant vers la… geobuk – jusqu’à preuve du contraire il n’était pas daltonien.

- Et puis d’abord, on se connait ? dit-il sans se départir de son beau sourire un brin provocateur, on ne s’est jamais adressé la parole et tu me dis déjà des vilenies ?

Cette pseudo-justicière n’allait pas le déstabiliser comme ça, qu’est ce qu’elle croyait ? C’était sa spécialité à lui mettre les autres en rogne, pas le contraire, non mais.