Combien de fois avait-il imaginé cette scène ? Probablement plus qu’une centaine. C’était assurément la chose qui lui était passé le plus souvent par la tête et ce même après leur séparation. C’était probablement idiot, mais c’était le seul moyen qu’il avait trouvé de garder le souvenir de Lucas bien ancré dans sa mémoire. Bien présent, sur et certain que jamais il ne deviendrait fade. Pendant un temps, ce fut utile. Peut-être même un peu trop. Au départ, il comptait. Combien de jours il avait passés sans sa présence à ses côtés. Combien de fois son nom lui revenait en tête. Combien de fois il manquait d’écrire « Lucas » plutôt que Yeon Hee sur ses copies. Combien de fois il rêvait à lui. À ses grands yeux. À son sourire. À son parfum si enivrant. À son corps si … tout. Ce n’était pas une blague; Yeon Hee avait l’air d’un pur drogué. D’un homme en plein de sevrage de sa si chère héroïne. Et même si la comparaison semble être idiote et extrapolée, c’est précisément ainsi qu’il se sentait. En manque total. Comme si on lui avait enlevé sa capacité à respirer. Il avait l’impression que tout restait cloitré au fond de son ventre, bien coincé au niveau de ses intestins. Restait plus qu’on vienne lui arracher ce qui lui restait d’humain. Ces petits restants de moment tant chéris. Ces petites illusions bien utopiques – parce qu’il devait voir les choses comme elles étaient : il n’y avait plus rien. Rien du tout. Un sourire de temps à autre. Un petit bonjour, simplement par politesse. Et c’était sûrement parce que le blond avait de bonnes manières que Yeon pouvait encore bénéficier de ses saluts. C’était tout. Et oui, l’Ineo avait l’imagination très fertile. À défaut de pouvoir satisfaire son désir de courir jusqu’à la salle commune des bleus pour se faire pardonner, il s’inventait des histoires. Toutes plus improbables les unes que les autres. Différentes à chaque fois, aussi. Les retrouvailles parfaites, il les souhaitait vraiment. Et sincèrement. Ce n’était pas pour se moquer de lui, ou alors encore plus le rabaisser; il l’avait meurtrit une fois et c’était déjà une fois de trop.
Épier ses moindres faits et gestes. Pour cette soirée, c’est le mandat qu’il s’était imposé. Certes, au départ, il avait eu l’intention de lui parler. De s’excuser, de demander pardon, tout ça. Mais au final … Ce n’était probablement pas pour que le jeune fasse office « d’ami » dans sa liste qu’il avait envie de régler cette histoire une bonne fois pour toute. Il avait envie de voir s’il était tout simplement masochiste ou s’il y avait de l’espoir, du vrai. S’il se faisait vraiment des illusions. L’Ineo releva la tête vers le plafond étoilé au même moment que le jeune Reaver. Certes, il avait pensé à tout. Sauf le ciel. Parsemé de petite tâche blanche, recréant à la perfection l’atmosphère présente à l’extérieur de l’enceinte. Un pique-nique à la belle étoile, exactement comme il l’avait souhaité. Comme ils l’avaient souvent fait. Seulement, c’était différent. Il ne pouvait pas faire ce qu’il voulait. Ne pouvait pas se jeter sur le jeune homme lorsqu’il en avait envie. Ne pouvait pas lui offrir tout ce qu’il voulait. Ne pouvait surtout pas se permettre de faire un quelconque faux pas. Des bêtises il avait pu en faire des tonnes. Mais ce n’était sûrement pas ce soir qu’il allait en faire une autre. De toute façon, qu’est-ce qui pouvait arriver ? Le regard de l’Ineo se reperdit une nouvelle fois sur le visage du jeune homme. Comme il avait l’habitude de le faire. D’ailleurs, il ne remarqua pas ses yeux. La brillance qu’ils avaient. Ses petites larmes qui perlaient. Il ne vit pas la suite. Ce n’était pas prévu. Ce n’était pas quelque chose qu’il avait imaginé, ça. C’était…
|Lucas, bon Dieu, qu’est-ce que tu es en train de faire … ? Qu’est-ce qui venait de si soudainement changer en lui pour que ses manières s’envolent aussi facilement ? Pour qu’il puisse se jeter si volontairement dans la gueule de son « tortionnaire », si je pouvais employer ce mot. Étonnamment, je me détendis. Presque trop rapidement que ça en était plus que surprenant. Ce confort. Cette proximité. Son tout petit corps si près du mien. Et encore, je n’osais pas faire un seul mouvement. Si seulement j’avais pu me rendre compte à quel point j’étais idiot plus tôt, tout ça aurait encore été mien…|
Le rouge et noir sentit son cœur s’affoler. Et pas seulement son cœur. Son cerveau, surtout. Son corps venait d’être traversé par une décharge électrique des plus destructrices. Il fallait le dire; Ahn Yeon Hee était totalement paralysé. Totalement partagé entre l’envie de rester ainsi à ne rien faire et sauter de joie. Ses doigts se mirent à trembler sur sa bouteille, la posant délicatement sur le rebord de la table. Et par réflexe, il serra le Muneo contre lui, ses mains glissant directement contre ses hanches. Le plus vieux laissa sa tête valser sur le côté, rejoignant celle de Lucas. Il fourra son nez dans ses cheveux, prenant tout son temps pour humer son parfum. Laissa son visage se nicher au creux de son cou. Il se laissait tenter, totalement. Après avoir passé tant de journée à ruminer sa rancœur, à se persuader que son ex petit copain n’avait plus aucune influence sur son existence, il se laissait délibérément entraîner vers les bas-fonds de l’échec total. Se prouvait qu’au final, il n’avait jamais eu aucune conviction. Que toutes ses petites histoires, c’était simplement pour faire beau. Que le joli masque qu’il arborait tous les jours, ce n’était qu’une façon de montrer que tout allait bien alors que l’ouragan dévastait tout sur son passage. Perdu ? Ça il était. Et il le savait. Ce qu’il voulait ? Aucune idée précise. Un petit sursis. Une remise à zéro du compteur d’erreurs qu’il avait pu commettre. Sa peau contre la sienne… que, quoi ? Yeon Hee ouvrit les yeux bien grands. Ses lèvres. Elles se déposaient dans le creux de son cou, contrastait entre sa peau si froide – toujours plus froide que la sienne. Rituel matinal, réveil tout en douceur. Instinct. Une impulsion que son corps avait eue, le pire faux pas qu’il aurait pu faire. Si en quelques secondes il avait pu se sentir vivant, à cet instant, c’était totalement le contraire. Le stress lui retombait en plein visage, son corps tout entier se crisper. Son malaise était palpable, sa gêne bien visible. Ce petit débordement ne faisait pas partie du plan de la soirée. C’est probablement pourquoi le rouge repoussa le blond en douceur, se dirigeant vers le fond de la salle, où il avait installé le « pique-nique ». Un simple drap posé par terre, une autre couverture soigneusement pliée. Les fruits, des petits craquelins, du chocolat. N’importe quoi. Il y avait pensé tellement longtemps, tout était parfait. Tout sauf ça …
« Je suis le pire des idiots, tu peux franchement me le dire. Je te l’avais dit que tu regretterais en moins de dix minutes… »
La gêne, le malaise. Ce fut passager. Un moment de panique. Un état de vulnérabilité. L’homme est loin d’être surhumain, peu importe s’il tentait avec conviction de se le faire croire. Cette petite lueur au fond de son regard, cette petite lueur prouvant que le vrai Yeon Hee cohabitait toujours avec cette enveloppe charnelle. Elle disparu bien rapidement. Tout comme les traces de nervosité subsistantes. L’impassibilité et la froideur inhabituelle qui l’habitait depuis un long moment déjà venait de refaire surface. Mécanisme de défense. Se protéger du jeune qui jadis lui apportait le plus grand des bonheurs, c’était totalement idiot. Le plus vieux attrapa la bouteille préalablement posée sur la table et refit face au mur. Mur infranchissable, insurmontable. Il s’en approcha. Se laissa glisser au sol, le long de la pierre. Portant son attention sur tout excepté sur Lucas, encore debout un peu plus loin. Ce qu’il pouvait brûler de l’intérieur sans rien laissé paraître. Lui et son inhabilité à agir comme il le voulait. Lui et son incapacité à suivre des plans déjà tout tracés, presque aux mots près. Son incompétence lorsqu’il s’agissait de se détendre, de se laisser totalement aller et d’agir comme un être humain totalement normal. S’exprimer avec facilité n’était absolument pas un don qu’il avait depuis sa naissance et il s’en mordait souvent les doigts, particulièrement ce soir. Sa tête glissa légèrement vers l’arrière, rencontrant la pierre froide. Son regard dériva directement sur le ciel artificiel. Un pas de plus ou un pas de moi, au final, tout rimait à rien. Au vide total. Même s’il mettait tout en place, si tout se passait bien au départ, il régressait inévitablement.
« I'm sorry for my inability to let unimportant things go, for my inability to hold on to the important things. »
Un murmure. Très faible, résonnant toutefois entre les murs de la salle. Où il en était et pourquoi il venait de dire cette phrase dans un anglais plutôt massacré, il n’en avait aucune idée. Un cri du cœur, une façon bien implicite de lui demander de rester avec lui. L’Ineo tourna lentement la tête vers son petit ange. Les barrages s’effritaient rapidement. S’ils éclataient, ce serait catastrophique. Toutefois, si le jeune Reaver tournait les talons et sortait, il comprendrait. Il approuverait. De toute façon, qui avait envie de rester avec un jeune homme comme Yeon Hee…